
Rencontre avec Estelle Rassat, praticienne en thérapie olfactive
Estelle Rassat a toujours suivi son nez, au sens propre comme au figuré. Dès l’enfance, son univers est marqué par les parfums : elle collectionne les savons, les échantillons, s’entoure d’images publicitaires aux senteurs imaginées, presque palpables. « Ma chambre était tapissée de pubs de parfums. C’était mon refuge », confie-t-elle. Une fascination précoce pour l’univers olfactif qui va tracer, sans qu’elle ne le sache encore, son parcours professionnel.
Naturellement, elle s’oriente vers la chimie, voie royale pour accéder à l’univers du parfum. Ses stages la mènent d’abord chez Lolita Lempicka, puis à Grasse, berceau de la parfumerie française. C’est là, dans une maison de création aujourd’hui intégrée au groupe Givaudan, qu’elle affine son nez et confirme sa passion. Sa carrière prend ensuite un tournant international avec Firmenich, géant mondial de la parfumerie basé à Genève. Pendant 18 ans, elle évolue au sein de cette entreprise de pointe, au cœur de la création et de l’innovation olfactive.
Mais, en quête de sens et de lien plus direct avec l’humain, Estelle amorce un virage : elle se forme à la thérapie olfactive. Cette discipline encore confidentielle s’appuie sur les propriétés émotionnelles et thérapeutiques des odeurs pour accompagner les individus dans leurs troubles psychiques, souvenirs douloureux ou états de stress. « Il y a quatre ans, j’ai eu envie de donner une nouvelle impulsion à ma carrière. J’ai compris que les odeurs pouvaient aussi soigner. »
Depuis deux ans, elle exerce en tant que thérapeute olfactive. À travers des séances personnalisées, elle utilise des huiles essentielles ou des extraits odorants pour aider ses patients à renouer avec leur mémoire, leurs émotions, leur corps. Une pratique subtile, sensorielle, presque intime, qui donne une nouvelle dimension à sa passion de toujours. Estelle Rassat n’a jamais cessé de suivre son intuition — et son nez.

Pourquoi avoir changé de métier ?
« J’ai pris conscience que nous avons tous un super pouvoir sous-utilisé : l’odorat. Les parfums du quotidien, c’est agréable, mais leur potentiel thérapeutique est encore plus fascinant. J’avais besoin de donner du sens à cette passion en l’utilisant pour améliorer le bien-être des autres. »
Le déclic
« Un jour, j’ai regardé le documentaire “L’Odorat”. Plusieurs spécialistes y témoignaient, dont une thérapeute olfactive, Patty Canac. Cela a été une révélation. Je me suis dit : c’est exactement ce que je veux faire. Aider les gens à se reconnecter à leurs souvenirs et à leurs émotions à travers les odeurs. »
Formation
« J’ai suivi une formation appelée OSTMR, pour “Olfactive Stimulation Therapy and Memory Reconstruction”, créée par une neuropsychiatre belge, Olga Alexandre. Elle correspondait parfaitement à mes attentes et s’intégrait bien dans ma vie personnelle. À ce moment-là, nous partions vivre un an en Afrique avec mes enfants. La formation était en ligne, post-COVID, avec juste une semaine en présentiel à Paris. C’était le bon moment pour tout remettre à plat et me lancer dans cette nouvelle aventure. »
La thérapie olfactive
« C’est une discipline qui utilise les odeurs comme outil thérapeutique. Grâce à l’odorat, on peut accéder à des souvenirs, des émotions enfouies, et ainsi travailler sur certains blocages ou schémas de pensée. L’accompagnement est entièrement personnalisé, car chaque personne réagit différemment aux odeurs.
Son champ d’application est varié :
- Rééducation de l’odorat post affection des voies aériennes supérieures, post-chimiothérapie ou post-trauma ou post-AVC.
- Accompagnement des maladies neurodégénératives (Alzheimer, Parkinson).
- Gestion de la douleur, qu’elle soit aiguë ou chronique.
- Régulation émotionnelle (stress, anxiété, insomnie, colère, tristesse).
- Addictions, notamment au sucre (je ne traite pas celles liées à l’alcool, au sexe ou aux drogues, car cela demande un bagage médical spécifique).
C’est une thérapie intégrative, qui peut convenir à certaines personnes à un moment donné de leur vie. Pour d’autres, ce sera plutôt l’hypnose, ou une autre méthode. L’important, c’est d’avoir le choix et de trouver ce qui résonne en soi, au bon moment. »
L’odorat
« C’est le seul de nos cinq sens à avoir un accès direct au cerveau émotionnel, le système limbique, via l’amygdale et l’hippocampe. C’est ce lien anatomique qui explique pourquoi une simple odeur peut soudain raviver une émotion ou un souvenir très précis. »
Une même odeur peut-elle provoquer des réactions diamétralement opposées ?
« Oui, tout dépend de la mémoire autobiographique de chacun. Une odeur liée à un souvenir heureux pour l’un peut être associée à un événement douloureux pour l’autre. C’est pour cela que l’accompagnement en thérapie olfactive repose sur une connaissance fine du vécu personnel du patient. »
Les hommes et les femmes perçoivent-ils les odeurs différemment ?
« Ce n’est pas une question de genre, mais de génétique. Certaines personnes ont ce que l’on appelle des anosmies spécifiques, c’est-à-dire qu’elles ne perçoivent pas certaines molécules. De plus, notre sensibilité aux odeurs varie selon les individus, car chacun possède une combinaison unique de récepteurs olfactifs.
L’anosmie est la perte totale ou partielle de l’odorat. Elle peut être présente dès la naissance ou apparaître après un traumatisme. Il arrive que des personnes ne perçoivent pas du tout certaines odeurs, un peu comme un daltonien ne perçoit pas certaines couleurs. »
Existe-t-il des odeurs universelles, qui font du bien à tout le monde ?
« Pas vraiment. Nos préférences olfactives sont liées à notre culture, notre environnement et notre histoire. Une odeur agréable pour une personne peut être répulsive pour une autre. Il n’y a pas de parfum “universellement apaisant”, et c’est ce qui rend la thérapie olfactive si personnelle et riche. »
Y a-t-il des odeurs que vous évitez d’utiliser ?
« Oui, dans ma pratique, je me focalise uniquement sur des odeurs aimées , associées à des souvenirs agréables et laissent de côté celle non aimées qui peuvent être en lien avec un trauma. Je préfère aider les personnes à se reconnecter à ce qui leur procure du plaisir et du bien-être. »
Existe-t-il un gène qui influence notre appréciation ou aversion pour certaines odeurs ?
« Oui, il y a un lien génétique très clair. Prenons un exemple concret : la coriandre. Certaines personnes l’adorent, d’autres la trouvent immangeable, souvent avec une sensation de goût “savonneux”.
Ce rejet est lié à un gène appelé OR6A2, qui code un récepteur sensible aux aldéhydes — des composés présents dans la coriandre. Si ce gène est surexprimé, on fait partie des gens qui ont cette aversion.
C’est fascinant, car cela explique pourquoi une même odeur peut provoquer des réactions complètement opposées. »
La forme du nez influence-t-elle notre sens de l’odorat ?
« Pas du tout, la forme du nez n’a aucune incidence sur nos capacités olfactives. Que le nez soit petit, long, retroussé ou aplati, cela ne change rien.
Ce qui compte, c’est l’entraînement. L’odorat se travaille, un peu comme la musique : un parfumeur apprend à reconnaître les matières, à les associer. D’ailleurs, les IRM montrent que les bulbes olfactifs des parfumeurs sont souvent plus développés que chez une personne lambda, simplement grâce à la pratique.
Certains ont aussi des anosmies spécifiques — ils ne sentent pas certaines molécules, comme les muscs ou les notes florales « violette ». Et pourtant, cela ne les empêche pas de faire ce métier avec talent. »
Comment fait-on pour parler d’odeurs dont on ne se rappelle plus ?
« Ce n’est pas facile. On n’apprend jamais à décrire les odeurs à l’école. Je guide beaucoup grâce au questionnaire : on explore l’enfance, les souvenirs de repas, de lieux, d’objets. Ce sont souvent ces détails qui permettent de retrouver une odeur oubliée. Il ne faut pas remplir ce document à la va-vite : il déclenche des souvenirs en arrière-plan, parfois des jours après l’avoir lu. »
Comment travaillez-vous sur des émotions plus difficiles, comme l’anxiété ou la tristesse ?
« Nous commençons toujours par créer ce que j’appelle un stimulus confort : une odeur refuge, une senteur réconfortante, un peu comme un câlin olfactif. L’idée, c’est d’apporter d’abord du plaisir, du bien-être, une sensation de sécurité.
Ensuite, nous pouvons aborder une émotion plus lourde, souvent celle qui pèse le plus au quotidien. Là, j’utilise une olfaction guidée : je propose trois odeurs sélectionnées à partir du questionnaire. La personne les sent à l’aveugle, et elle choisit celle qui résonne le plus avec des valeurs personnelles ou des souvenirs positifs.
Nous travaillons alors sur un ancrage : cette odeur devient un outil que la personne pourra utiliser en autonomie. Elle repart avec un petit pilulier contenant le stimulus, déposé sur un support spécifique, pour pouvoir s’autostimuler quand elle en ressent le besoin. »
Une séance de thérapie olfactive individuelle
« Avant la première rencontre, la personne remplit un questionnaire très détaillé de neuf pages. Cela me permet de cerner ses goûts, son histoire et ses éventuelles contre-indications médicales (asthme, épilepsie, traitements en cours, etc.). Ensuite, nous commençons toujours par une phase d’anamnèse : on fait connaissance, on échange sur les besoins et les objectifs.
Je ne viens pas avec 300 odeurs, je fais une présélection adaptée au profil. J’utilise différents protocoles selon la problématique : trouble de l’odorat, mémoire, douleur chronique ou aiguë, gestion émotionnelle ou addiction au sucre. Les séances sont donc très personnalisées. »
Le matériel
« J’ai un large éventail de senteurs : des huiles essentielles, des molécules isolées, et des compositions créées par des parfumeurs. Par exemple, l’odeur de l’océan ne peut pas être captée naturellement : il faut une reconstitution. Ce type de mélange peut être très évocateur pour quelqu’un qui a passé son enfance au bord de la mer. C’est ce qui différencie la thérapeute olfactive de l’aromathérapie, qui ne travaille qu’avec les huiles essentielles.
Je ne crée pas mes propres parfums, toutes les odeurs utilisées sont testées, réglementées et validées sur le plan toxicologique.
Mon choix repose toujours sur ce qui fait écho chez la personne, en lien avec son histoire personnelle. »
Vous évitez donc certaines odeurs ?
« Absolument. Mon approche repose sur le plaisir et les émotions positives. Si une odeur peut être liée à un traumatisme, comme un parfum associé à une agression, je ne l’utilise pas. Mon objectif n’est pas de réveiller une douleur, mais de favoriser un mieux-être. D’autres approches choisissent de travailler sur les odeurs “négatives”, mais ce n’est pas mon choix thérapeutique. »
Quelles odeurs ou parfums vous touchent particulièrement en ce moment ?
« Les préférences olfactives évoluent selon les saisons, l’humeur et les expériences du moment.
Récemment, j’ai eu la chance de participer à la “Paris Perfume Week”, en mars. J’ai découvert l’univers du parfumeur Marc-Antoine Barrois, et l’un de ses parfums, “Encelade”, m’a vraiment conquise. J’en ai mis juste un peu sur mes poignets. Ma veste sent encore, un mois plus tard !
C’est un parfum plein de contrastes : il mêle une note fruitée et acidulée de rhubarbe à des accords boisés comme le vétiver et le santal, que je trouve particulièrement réconfortants. Il incarne pour moi une transition parfaite entre l’hiver et le printemps, avec une vraie sensualité dans la signature olfactive. »
Vous arrive-t-il encore d’être surprise par une odeur ?
« Oui, et c’est cela qui rend ce métier passionnant. On peut redécouvrir une odeur que l’on n’aimait pas du tout. Par exemple, l’huile essentielle de buchu m’avait laissé un souvenir très désagréable quand je l’ai sentie adolescente — une vraie odeur de “pipi de chat”.
Mais récemment, je l’ai redécouverte avec un autre regard. Derrière cette première impression, j’ai perçu des facettes beaucoup plus intéressantes, qui m’ont rappelé l’école, les cartables en cuir, les trousses.
Les souvenirs que l’on accumule changent notre perception des odeurs. »
Et aujourd’hui, s’il fallait ne retenir qu’une seule odeur ?
« C’est une question très difficile, mais je dirais peut-être l’huile essentielle d’encens.
C’est une odeur sacrée, produite par l’arbre lorsqu’il se protège d’une agression, en sécrétant une résine. Elle symbolise à la fois la guérison et la protection. C’est un message fort, qui fait sens aussi dans le cadre de l’accompagnement thérapeutique par les odeurs. »
Un conseil simple pour mieux se reconnecter à son odorat ?
« Respirer en pleine conscience. Rencontrer une odeur sans chercher à l’identifier. Juste sentir, sans analyser.
Un bon moyen d’y parvenir, c’est de fermer les yeux. Cela renforce la concentration et permet de mieux percevoir ce que l’odeur déclenche en nous, émotionnellement et sensoriellement. »
Le travail à la Fondation Foyer-Handicap
Estelle Rassat collabore avec Foyer-Handicap depuis octobre 2023, à raison d’une fois par mois, dans chaque résidence. Cette régularité lui permet d’installer une bonne dynamique de groupe.
Comment adaptez-vous vos ateliers pour les personnes en situation de handicap ?
« Tant que l’odorat est fonctionnel, il n’y a pas besoin d’adaptations majeures. Les séances sont collectives, axées sur la stimulation cognitive et la mémoire. Elles durent environ une heure, en petit groupe de 4 à 6 personnes.
Certaines personnes s’expriment plus facilement que d’autres. Pour celles qui ne peuvent pas verbaliser, je me fie aux micro-expressions faciales : un sourire, une moue, un froncement de nez… Cela permet de voir si une odeur leur plaît ou non.
Et lorsqu’on introduit une dégustation (un aliment ou une boisson), je m’assure au préalable que tout est bien autorisé. Avant les premières séances, je fais remplir un tableau pour connaître les restrictions éventuelles (asthme, épilepsie, troubles de la déglutition, etc.). »
Les participants sont-ils toujours les mêmes ?
« Il y a un noyau dur de personnes régulières. Parfois, une ou deux nouvelles personnes se joignent, selon les disponibilités.
Cette stabilité permet de voir des évolutions très touchantes. Par exemple, une résidente était au départ très fermée, avec une gestuelle un peu agressive. Puis, au fil des séances, elle s’est adoucie. Aujourd’hui, elle arrive même en avance, on discute ensemble, elle s’exprime davantage. C’est une belle transformation. »
Adaptez-vous le contenu des séances selon les participants ?
« Le thème reste le même pour chaque résidence durant le mois, car je ne sais jamais exactement qui sera présent.
Mais la manière dont l’atelier se déroule s’adapte au nombre de participants. Par exemple, si j’ai trois personnes, je vais plus les solliciter individuellement que si j’en ai six. C’est plus intense pour tout le monde.
Les thèmes sont variés : la saison, un pays, une matière comme le chocolat… On peut faire des collages, des histoires à écouter, avec des odeurs à reconnaître — ou pas.
Chaque fois, j’amène une sélection olfactive, et l’on crée ensemble à partir de ce qui émerge du groupe. »
Un souvenir marquant lors d’un atelier ?
« Oui, à Yamani, avec un résident. Lors d’un atelier, je lui ai présenté une odeur de sous-bois. Et là, son visage s’est illuminé. Il s’est mis à parler non-stop pendant 20 minutes. Habituellement si discret, il a raconté ses sorties à la cueillette de morilles, avec un niveau de détail incroyable : où se garer, quel chemin prendre, quel arbre suivre, etc.
C’était un moment magique, parce qu’on voyait vraiment un souvenir profond remonter à la surface grâce à l’odorat. »




