Rencontre avec Mariama Kaba, spécialiste de l’histoire du handicap

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Mariama Kaba est docteure en lettres, spécialisée en histoire du handicap, et en histoire de la médecine et de la santé. Elle a publié plusieurs articles et livres dans ce domaine qu’elle a aussi enseigné dans diverses hautes écoles et présenté dans les médias. Elle collabore actuellement dans un projet consistant à récolter les expériences vécues, positives et difficiles, de personnes en situation de handicap physique, ayant passé leur enfance dans une institution. 

Interview

D’où vous vient cette passion pour l’histoire du handicap ?
Il y a près de 20 ans, j’ai commencé un peu par hasard à travailler sur le sujet dans le cadre d’un projet du Fonds national de la recherche scientifique (FNS). Suite à ce projet, qui a montré qu’il y avait une véritable lacune dans l’histoire du handicap physique en Suisse, et plus spécifiquement en Suisse romande, j’ai développé ce sujet dans ma thèse de doctorat qui a porté sur l’histoire sociale et culturelle du corps handicapé en Suisse romande. J’ai présenté ma recherche dans des colloques scientifiques, et on m’a souvent sollicitée pour des projets d’écriture, des conférences ou des interventions dans les médias ou auprès d’étudiant-e-s. On m’a parfois demandé d’aborder des aspects tels que la question du genre et de l’enfance dans le handicap ; ou des problématiques liées au polyhandicap, dont l’histoire était totalement inexistante en Suisse. Cela m’a amenée à développer des aspects de l’histoire du handicap qui ont nourri mon intérêt sur le sujet. 

Parlez-nous de la prise en charge de la personne en situation de handicap physique au cours des siècles.
Tout au long de l’ère chrétienne, l’attitude face au handicap se caractérise par des conduites de rejet, lequel n’est jamais total et n’est pas dénué d’ambiguïté : d’une part, l’infirmité est à la fois expression d’un pouvoir surnaturel et signe de la colère divine ; d’autre part, ses manifestations sont mêlées à des sentiments de culpabilité et à des projets de réparation.

La transformation progressive des conceptions de l’anomalie humaine se manifeste notamment dans le milieu médical et éducatif à partir du XVIIIe siècle, dans une civilisation en pleine expansion scientifique et industrielle où naissent de nouveaux rapports humains.

Vers le milieu du siècle prend racine l’idée de rééducation de l’infirme, d’abord sensoriel (aveugles et sourds-muets), dans une visée qui se veut davantage humaniste et morale que sociale. L’intérêt porté aux personnes ayant des déficiences sensorielles constitue toutefois une exception jusqu’à la fin du siècle. À cette période percent néanmoins les premières notions d’égalité et de droits apportées par la philosophie des Lumières.

Au lendemain de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), l’intelligence apparaît comme une valeur humaine du plus grand intérêt, qui se manifeste notamment par une recherche de sens du handicap à travers les premières tentatives de classification et de théories de la déficience mentale. Cette démarche, instiguée par les médecins aliénistes, naît aussi d’une volonté politique d’agir pour maîtriser et contrôler les membres de la société. Dans un contexte dominé par une assistance « charitable » sous sa forme de réclusion et de rééducation, le modèle de l’asile s’impose dans le champ de la santé mentale, source d’exclusion pour une partie de la population déficiente. Le handicap physique relève quant à lui, encore timidement, d’œuvres privées orientées vers la médecine orthopédique, à visée essentiellement curative.

Or, les représentations socioculturelles du handicap qui se sont construites au cours des siècles ne s’effacent pas. Ainsi persiste une image négative du handicap. Ridiculiser les personnes ayant des déficiences est longtemps socialement admis, sous diverses formes : représentations iconographiques caricaturales, expressions familières, démonstrations publiques dans des cirques.

À l’inverse de ces démonstrations excessives, le handicap devient aussi un sujet sensible pour ne pas dire tabou, dans une civilisation fondée sur les valeurs de la rentabilité et de l’effort. Il n’est donc pas étonnant que, dans une société en recherche constante de progrès, les mesures destinées à améliorer le sort des personnes en situation de handicap vont se porter surtout sur les enfants.

Comment la prise en charge du handicap physique depuis le XIXe jusqu’à aujourd’hui a-t-elle évolué ? 
Le 19e siècle est une période charnière dans le domaine de la prise en charge du handicap, essentiellement en raison de quelques phénomènes liés au contexte qu’il faut expliquer.

Premièrement, suite au vent de liberté et au processus de démocratisation apportés par la Révolution française, les cantons de la Suisse du 19e siècle s’autonomisent peu à peu, deviennent des cantons souverains, soutenus au milieu du siècle par la révolution radicale.

De nouvelles lois cantonales voient le jour qui codifient notamment l’organisation des secours aux indigents, jusqu’alors laissée au secteur privé ou aux collectivités locales (municipalités et communes).

Deuxièmement, sur le modèle français de la clinique développée dès fin du 18e siècle, la réforme du système de santé établit des catégorisations de populations auxquelles les soins seront différemment distribués : les hôpitaux généraux, jusqu’alors destinés à toutes sortes de populations indigentes, se centrent peu à peu sur les malades aigus, guérissables. D’autres types d’institutions doivent alors être envisagés pour le reste des indigents, tels que les incurables et les infirmes.

Enfin, à partir du 18e siècle, hommes politiques et médecins sont sensibles à la mortalité infantile alarmante — près d’un enfant sur trois meurt encore à Genève après 1750.

On brandit alors le spectre de la « dégénération » (la lente altération de l’espèce humaine), associée à la dépopulation, mais aussi aux enfants affaiblis. Dans ce cadre, les enfants physiquement ou psychiquement handicapés deviennent un souci grandissant.

On assiste donc au 19e siècle à une multiplication des mesures visant à prévenir et/ou guérir cet « affaiblissement » de la population : œuvres philanthropiques centrées sur l’enfance et mise en place par l’Etat de l’instruction primaire obligatoire, renforcement des premières lois cantonales organisant l’aide aux « invalides, vieillards, infirmes, malades chroniques » pour les adultes.

Pour ces derniers, les lois distribuent des soutiens en nature (bois pour le chauffage, pain, etc.) ou en espèces (argent) destinés aux familles s’occupant d’un parent handicapé. Pour ceux qui n’ont pas de famille, la mesure la plus fréquente tout au long du 19e siècle, car considérée comme la moins coûteuse, est le placement chez des particuliers à la campagne, donc à l’écart. C’est à partir de la toute fin du 19e siècle et au cours du 20e siècle que la prise en charge intra-muros deviendra plus importante, le plus souvent en dehors des villes, également mise à l’écart.

À la même époque, le regroupement des enfants dans les écoles donne lieu à une observation à grande échelle des problèmes physiques et psychiques des futurs travailleurs et mères de la nation. La médecine scolaire s’organise, l’hygiène entre dans les familles via l’école, et les premières enquêtes statistiques sont lancées dans les cantons puis au niveau national (1896) qui visent à mesurer l’étendue des « enfants faibles d’esprit, atteints d’infirmités physiques, négligés et moralement abandonnés ». De là découlent la mise en place des classes spéciales et les prémices des sciences de l’éducation.

Au cours du 20e siècle, après le rôle important joué par les philanthropes et l’État, les citoyens donnent de la voix avec la création d’associations, d’abord de parents, qui vont revendiquer davantage de mesures, d’infrastructures, de professionnels dans le domaine du handicap. Les parents seront partie prenante dans la mise en place d’institutions où leurs enfants peuvent trouver au même endroit éducation, thérapies et soins.

Vers le milieu du 20e siècle, suite aux premières guerres modernes qui ont laissé un très grand nombre d’invalides victimes des conflits, la perception sur la personne ayant un handicap physique se modifie : on réalise que ces personnes peuvent être rentables par une mise au travail favorisée par des mesures de réadaptations, la création de lieux spécifiques (ateliers protégés).

Suite aux revendications successives réclamant davantage de droits pour les personnes handicapées depuis la 2e moitié du 20e siècle, on se situe actuellement dans une nouvelle phase où on promeut la désinstitutionnalisation, soit l’insertion des enfants et des adultes en situation de handicap dans les milieux ordinaires (école, travail, espaces de loisirs…).

Comment voyez-vous le futur de la prise en charge de la personne en situation de handicap physique ?
Il faut bien avoir conscience que la perception du handicap se modifie constamment en fonction de l’évolution du contexte. Pas seulement parce que les causes du handicap diffèrent d’une époque à l’autre (certaines pathologies disparaissent, des traumatismes liés à de nouvelles pratiques augmentent, etc.) ; mais aussi parce que la compréhension du handicap au sein de la société change : il y a les progrès de la médecine, une diversification des diagnostics, des thérapies, la population qui vieillit et on accepte aussi davantage la différence, les diversités.

Et puis il y a de nouveaux modes de prise en charge, qui reposent sur des bases légales et qui sont plus individualisés : aides à domiciles, dispositifs techniques toujours plus sophistiqués. La flexibilité dans le travail, les balbutiements dans l’école inclusive permettent d’entrevoir des solutions qui vont vers davantage d’autonomie des personnes en situation de handicap et d’ouverture vers la société. Mais il faut davantage de moyens, et donc de volonté politique allant dans ce sens.

Parlez-nous de votre projet « Une autre enfance ». 
Je collabore dans un projet de recherche de la Haute école intercantonale de pédagogie curative à Zurich, au sein d’une équipe pluridisciplinaire issue des champs de l’histoire et de la pédagogie curative, et constituée des responsables de projet, Pr Carlo Wolfisberg et Pr Susanne Schriber, et des collaboratrices scientifiques Viviane Blatter et moi-même.

Ce projet, qui s’intitule « Entre reconnaissance et déconsidération », consiste à récolter les expériences vécues des personnes ayant un handicap physique ou polyhandicap, nées entre les années 1950 et 1990, qui ont passé leur enfance dans des institutions ou des écoles spécialisées en Suisse.

Pour quelle raison ? Parce que, depuis le milieu du 20e siècle, les personnes ayant un handicap physique ou un polyhandicap vivant en Suisse ont généralement été réadaptées et socialisées en institution. Historiquement, les mesures d’éducation et de soins pour ces personnes ont évolué dès les années 1970 vers une plus grande appréciation de l’autodétermination. Mais dans les espaces fermés des institutions, les enfants et adolescents se sont trouvés dans une situation de forte dépendance avec une participation limitée à la vie sociale. Les bénéficiaires des pratiques institutionnelles ont déclaré avoir vécu des expériences valorisantes, mais aussi coercitives et parfois traumatisantes dans ce contexte de l’aide sociale.

Nous allons donc analyser les témoignages des personnes en situation de handicap, et nous confronterons ces données de terrain avec des documents d’archives qui nous aideront à comparer les pratiques entre cantons germanophones et francophones de la Suisse.

Tel est le sujet de notre projet, qui est financé par le Programme national de recherche « Assistance et coercition — passé, présent et avenir » (PNR 76) mis sur pied par le FNS sur mandat de la Confédération.

Selon les attentes du PNR 76, il s’agit « d’identifier les causes possibles des mesures sociales portant atteinte à l’intégrité des personnes visées ou permettant de la protéger et d’analyser l’impact qu’elles ont eu sur ces personnes. »

Un rapport sera donc rendu à la commission d’experts du PNR, et nous envisageons diverses présentations et publications académiques et publiques durant le projet.

Par ailleurs, le projet prévoit de discuter des résultats de la recherche avec les milieux professionnels concernés, afin de déterminer les actions à prendre pour améliorer la portée de l’autodétermination dans le milieu institutionnel.

Vu votre expérience, avez-vous un souhait pour améliorer la vie quotidienne des personnes handicapées ?
Il faut créer davantage de moments de rencontre dans des lieux ordinaires, où les personnes en situation de handicap et les personnes valides collaborent, peuvent oublier les différences. Et pour cela, il y a un important travail de sensibilisation qui doit être fait.

Comment favoriser les interactions entre personnes en situation de handicap et personnes valides ? Une piste serait de commencer par la base, à savoir les enfants de niveau préscolaire. Ils n’ont alors pas de préjugés entre eux, s’adaptent aux uns et aux autres de la façon la plus naturelle qu’il soit. En mobilisant les ressources, financières et humaines, permettant d’inclure des enfants en situation de handicap dans des crèches « mixtes », non seulement le regard des parents changerait à travers celui de leurs enfants, mais ce dispositif se répercuterait ensuite plus facilement dans les autres milieux de socialisation, depuis l’école obligatoire aux lieux de travail, en passant par les espaces de loisirs et de rencontres divers.

L’histoire montre que l’acquisition des droits des personnes en situation de handicap, la visibilité accrue de ces personnes au sein de la société civile a été difficile, parce qu’à chaque événement externe créant des crispations sociales (crises économiques, par ex.), les populations les plus vulnérables sont les premières touchées : elles retournent dans la marginalisation, dans l’exclusion. Il faut y être attentif et changer les mentalités de façon durable. Aujourd’hui plus qu’hier, on en a les moyens.

Questions personnelles

Passions
Lecture et écriture, promenades et natation.

Principale qualité
Je suis curieuse de la nouveauté et j’aime partager : c’est pour cela que j’apprécie les nouveaux défis, qui permettent de nouvelles rencontres, des échanges. C’est ce qui me nourrit.

Principal défaut
La tendance au perfectionnisme : je suis exigeante avec les autres et avec moi-même ; mais ça peut être une qualité, car c’est parfois nécessaire.

Que détestez-vous le plus ?
Le manque de générosité.

Si vous m’invitiez à manger chez vous, que me cuisineriez-vous ?
En entrée, il y aurait une salade verte, suivie du plat principal qui serait un poulet à la sauce tomates-olives-arachide avec poivrons et riz. Et pour le dessert : un clafoutis aux fruits de saison (pruneaux, cerises…).